Parfois ce n’est pas drôle d’être une enfant.
Il y avait tellement d'interdits dans cette maison que Marion trépignait de curiosité et de colère. Tellement d’objets qu’elle n’avait pas le droit de toucher. De pièces interdites. De mystères hors de portée. Dès la première règle énoncée, un feu intérieur avait jailli en elle : une envie irrésistible de braver cette injonction.
Marion vivait en ville avec sa mère dans une grande et vieille maison, avec un beau jardin.
À l’intérieur, mille trésors défendus. Les couteaux, la cave, le grenier, le fond du jardin, l’atelier, les ciseaux, les assiettes en porcelaine, et même le frigo… Elle n’avait pas le droit d’utiliser la télécommande de la TV, de jouer avec les pelotes de laine, de toucher les masques étranges, de voir le miroir caché derrière un drap (allez savoir pourquoi, elle n’avait même pas le droit ne serait-ce que de toucher le tissu qui le recouvrait), la cuisinière, les allumettes, les feutres… non, c’était beaucoup, beaucoup trop.
Elle n’avait le droit de jouer qu’avec ce que sa chambre contenait. Qui pourtant fourmillait de jouets, peluches, livres… Marion était une enfant unique gâtée par sa mère. Mais cela ne lui suffisait pas. Marion voulait ce dont elle n’avait pas le droit. Ce feu incandescent, elle peinait à le contenir. Elle devait apprendre à rester sage, à attendre la permission. Elle n’était pas idiote, elle avait compris la leçon très rapidement. Mais elle la refusait en bloc. Ces interdits étaient simplement intolérables pour la petite Marion. Comment ne pouvait-elle pas être en colère ? Ce n'était vraiment pas drôle d’être une enfant.
Ce qui l’était encore moins, c’est ce qu’il se passait à chaque fois qu’elle n’en faisait qu’à sa tête. Car chaque transgression avait son prix. Si elle ouvrait le frigo sans autorisation, elle se retrouvait couverte de bave de crapaud. Si elle effleurait des ciseaux, elle s’envolait comme une baudruche et restait collée au plafond. La télécommande de la TV lui donnait des furoncles et pas que sur le nez. Tenter d’ouvrir la porte de la cave : ses jambes se transformaient en racines fermement encastrées au plancher. Essayer d’ouvrir la boîte de cookies : elle perdait toutes ses dents.
Après chaque punition, sa sorcière de mère venait la cajoler. « Cela t'apprendra, je t’avais pourtant interdit de toucher à cette boîte. » Elle n’était jamais furieuse, parfois un peu déçue. Mais chaque fois, elle cajolait sa fille, essuyait ses larmes et effaçait le mauvais sort d’un geste. Marion avait l’impression que parfois cela l’amusait de retrouver sa fille couverte de bave, avec des poils au milieu de la figure ou des furoncles sur tout le corps. « Ne pleure pas, tiens, voilà, tes dents sont comme neuves et à leur place. Que cela te serve de leçon, jeune fille », disait-elle en l’embrassant sur le front.
Marion ne trouvait pas ça drôle. Elle était donc très, très en colère. La maison était pleine d'interdits auxquels elle ne pouvait résister, tout en regrettant d’avance lorsqu’elle en bravait un. Avec les années, elle réussit à enfouir sa curiosité sous sa pile de colère. Ou était-ce sa colère qui grandissait, enfouissant tout le reste ?
Elle avait douze ans maintenant. Elle était devenue une enfant modèle, terriblement sage. Cela faisait presque un an que la petite fille n’avait bafoué aucun interdit, la plus longue durée de sa courte vie. Sa mère était fière d’elle. Pour la féliciter, elle leva plusieurs interdictions. Elle pouvait désormais regarder la TV (mais seulement quelques heures, et si elle avait fait ses devoirs). Le frigo ne lui crachait plus de bave à la figure. Elle avait le droit d'utiliser la tondeuse (c’était même devenu une de ses corvées). Elle avait déjà le droit d’utiliser des ciseaux depuis quelques années. Marion avait appris à tricoter, elle avait donc le droit de toucher les pelotes de laine, sans qu’elle finisse ligotée comme un saucisson. Et elle pouvait enfin lire les livres de la bibliothèque du salon, sans que ses paupières se cousent entre elles. La cave fut aussi ouverte à ses incursions. Mais il n’y avait que des cartons, ses affaires de bébé, son vieux landau et beaucoup de toiles d’araignées. Marion fut déçue. C’était d’ailleurs souvent ce qu’elle ressentait, de la déception quand enfin l’interdit était levé. Il n’y avait rien de dangereux, ni de terrible. C’était une cave banale, des ciseaux banals, la télé était banale…« Pour ta sécurité », c’était le mot magique prononcé pour lui expliquer ces règles absurdes. « Tu es grande, maintenant, ce n’est plus dangereux pour toi. » Parce que des furoncles, se transformer en arbre ou perdre ses dents n'étaient pas dangereux ? Marion n’était pas convaincue, et son feu de colère était toujours aussi intense. Elle en avait assez d’attendre, de rester sage.
Depuis toute petite, il y avait une règle qu’elle brûlait d’envie de défier. Lorsque sa mère lui fit la liste de tout ce qu’elle pouvait désormais faire dans la maison, elle n’attendait qu’une seule chose… mais sa mère ne leva pas l’interdiction d’aller dans le fond du jardin. Tout le jardin était très coloré, rempli de fleurs et d'arbustes, avec quelques herbes folles pour laisser vivre les insectes, comme disait sa maman. Il y avait aussi un petit potager, qui leur offrait des fruits et légumes de saison. Le fond du jardin était à l’inverse sombre. Il y avait des arbres noueux, des ombres mouvantes et des feux follets qui murmuraient à l’enfant de venir jouer. Mais c’était interdit. Et de cet interdit, Marion n’avait pas encore subi la punition. Pour séparer cette zone défendue du reste du jardin, un portail avait été installé. Marion avait essayé de l’ouvrir… des poils lui étaient sortis des oreilles, du nez et de la bouche. Très, très désagréable. Elle avait aussi essayé d’escalader la clôture. Tout son corps devint mou. Elle tomba au sol tel un tas de gelée. Sa mère avait bien ri en la retrouvant ainsi. Elle mit quelques minutes avant de retrouver son sérieux et de lui rendre son corps d'enfant solide. Mais pas avant d’avoir pris une photo, qu’elle envoya à toute la famille. Ce fut peut-être la pire des punitions. Ses oncles et tantes, cousins et même ses grands-parents la surnommèrent Flanflan (parce qu’on aurait dit un gros tas de flan étalé sur l’herbe, comme aimait beugler son cousin).
Malgré ces tentatives, et surtout les sorts qu’elle reçut, la petite fille ne pouvait se résigner. Encore plus après avoir passé une année à être sage sans être dûment récompensée. C’était injuste, sa colère avait raison. Elle devait trouver un moyen. Si sa mère avait pris la peine d’ajouter une enceinte pour l’empêcher d’y aller, un fantastique mystère devait se cacher dans les fourrés. Mais comment contourner cette barrière infranchissable ?
Marion trouva son idée grâce à une histoire racontée par un camarade de classe, Max.
La veille, son père était venu chercher Max à l’école. Sa mère était à l'hôpital. Enceinte, elle allait enfin accoucher (ce qui ne réjouissait pas tellement son camarade, partager n’était pas son fort). En arrivant devant leur maison, son père se rendit compte qu’il n’avait pas ses clés. Il avait l’habitude que sa femme soit toujours à la maison pour lui ouvrir la porte. Ils étaient donc enfermés dehors. Alors, ils empruntèrent une échelle à leur voisin. Une des fenêtres du premier étage était restée ouverte. Max bomba le torse en ajoutant fièrement qu’il avait eu le droit de rentrer par la fenêtre en montant cette grande échelle. Et qu’il n’avait même pas eu peur. Marion ne crut pas complètement cette dernière partie, mais avec ce père à l’ouest, c’était possible.
Enfin, elle avait son idée. Elle attendit ensuite l’occasion.
Maintenant que sa fille était si sage, sa mère partait prendre le thé chez les autres sorcières du quartier. Elle pouvait la laisser seule quelques heures. Marion mit alors son plan à exécution.
Elle sortit de chez elle, sans ses clés, et en claquant bien la porte derrière elle. Elle pouvait alors demander de l’aide au voisin. Elle ne mentirait pas ainsi, elle était bien enfermée dehors. Si Monsieur Stige lui permettait d’escalader son mur, elle pouvait rentrer chez elle par la porte du jardin qui était souvent laissée ouverte. Car leur jardin collait à celui dudit voisin. Ou plutôt le fond du jardin interdit était derrière le mur mitoyen dudit voisin Monsieur Stige. Sa mère n’avait sûrement pas ensorcelé ce mur, ne voulant pas poser de problème de voisinage. C’était le plan parfait. Et il fonctionna. Monsieur Stige ne fut pas curieux, après tout c’était bien la fille de sa voisine. Il n’y avait aucun risque à lui prêter l’échelle. Une fois assise sur le mur, elle pouvait se laisser tomber dans le jardin sans trop de souci, le mur n'était pas si haut pour une enfant de son âge. Le vieil homme n’était donc pas inquiet, et la petite fille était enchantée. « Je vous amènerai des cookies faits maison pour vous remercier, Monsieur Stige », s’exclama Marion. « Quelle adorable enfant. Vraiment. Mais j’étais persuadé qu’elle était plus âgée. » pensa-t-il.
Assise sur le mur, elle était enivrée par son idée, rien de fâcheux ne lui était arrivé. Il n’y avait pas de sortilège, elle avait vu juste. Elle avait réussi à contourner l’interdiction. La jeune fille se retourna pour se faire glisser le long du mur, se retenant par la force de ses bras. Puis lâcha prise pour tomber lourdement sur le sol de mousse. Ce coin de jardin était vraiment sauvage. Pas de jolis arbustes ou de fleurs comme sa mère en avait mis sur l’autre partie du terrain. Il y avait des fougères, des arbres noueux. Sous ses pas, elle entendit des craquements. Mais ce n’était ni des branches, ni des feuilles mortes. C’étaient des os. Un frisson glacé lui traversa l’échine. Le sol était jonché de petits os d’oiseaux. Pourtant elles n’avaient pas de chats. Marion avait supplié. Mais sa mère avait toujours refusé. Qui avait pu laisser ces squelettes ? Elle continua prudemment son exploration. Les os n’étaient pas seulement ceux de petits animaux, certains semblaient beaucoup, beaucoup plus gros. Soudain elle se sentit mal, une chaleur monta en elle. Mais cette fois-ci le feu n’était pas à l'intérieur d’elle. Et sa colère n'y était pour rien. Des flammes jaillirent réduisant l’enfant en cendres. Ses os tombèrent sur le sol, rejoignant les restes des bêtes curieuses qui avaient voulu braver ce sol interdit.
Lorsque sa mère rentra ce soir-là, ne trouvant pas Marion dans aucun recoin de la maison, elle sut. Encore, encore une fois, sa fille avait fini par aller au fond du jardin. Il fallait qu’elle trouve une solution. Les interdits avaient presque fonctionné cette fois-ci. « C’est que je commence à me faire vieille, et recommencer à m’occuper d’un bébé… ce n’est plus de mon âge. » Lasse, elle partit vers le fond du jardin, soupirant en pensant aux nouvelles nuits blanches qui l’attendaient. « Peut-être devrais-je lui dire la vérité cette fois-ci ? Il faut que je remonte le landau de la cave et toutes ses affaires de bébé. Comment a-t-elle réussi à passer cette clôture ? » Elle n'eut pas le temps de chercher sa réponse. Elle trouva le nourrisson endormi au milieu de la mousse, suçant un de ses anciens os et recouvert de ses cendres. « Te voilà, ma petite Marion. » murmura-t-elle en la prenant tendrement dans ses bras. Elle soupira :
«Cette fois-ci, il faudra être sage et écouter Maman. Tu ne peux pas continuer à revenir de tes cendres indéfiniment. Il faudra bien que tu grandisses un jour et deviennes enfin une adulte, mon bébé. »