Il voyait ce tableau tous les jours. Tous les jours, il devait traverser ce long couloir, qui lui semblait interminable, et il était chaque fois effrayé par l'Ogre à tête d'épingle. Ce portrait immense, le plus grand accroché au mur, semblait l'attendre pour le dévorer.
La première fois qu'il l'avait vu, il était si petit qu'il ne distinguait presque pas la tête. Le corps, énorme, écrasait l'espace comme une montagne, comme un ogre. Les ogres le terrifiaient. Son frère lui avait raconté des histoires d'enfants dévorés par ces monstres. Leurs ventres étaient remplis d'enfants avalés. Il faisait souvent des cauchemars après avoir entendus ces terribles histoires.
Chaque jour, en passant devant le portrait, il lançait un "Salut tête d'épingle !" bien fort pour chasser sa peur. Surtout, ne pas le regarder. Au moindre coup d'œil, la tête d'épingle redevenait l'ogre, et la terreur le faisait courir jusqu'à la salle à manger. Bien sûr, il se faisait gronder. Son père n'aimait pas le voir arriver en courant. Un gentleman doit rester constant dans son tempérament comme dans sa démarche. Il le savait, mais à 5 ans, ce n'était pas facile de réprimer la terreur de l'Ogre à tête d'épingle.
Avez-vous remarqué que les peurs de l'enfance laissent une trace particulière ? Un petit pincement qui, même adulte, devant ce même tableau, vous fait ressentir une sueur froide. Pourtant, vous êtes grand aujourd'hui, vous n'êtes plus un enfant. Ce tableau n'est qu'un portrait d'un de vos ancêtres, dont personne ne se souvient. Pourtant, vous pressez le pas, parfois sans le remarquer, à chaque fois que vous passez dans ce couloir. Son épingle s'est figée dans votre cœur. L'ogre vous a bel et bien dévoré.