Il était fier de lui, ce matin, en se levant. Un mois qu'il tenait sa promesse, et il en était profondément fier. Élie avait 12 ans, et allait enfin faire partie des grands.
Comme tous les jours de ces vacances, il avait décidé d’aller pêcher. Sauf aujourd'hui, il en était certain : il allait attraper la carpe rouge, celle dont tout le monde parlait au camping. Cette carpe mythique que chaque pêcheur rêvait d'attraper pour devenir le roi de l’été, pour faire partie des grands.
Ces vacances étaient les meilleures de sa vie, et il était fier de lui. Surtout parce que ses parents l’étaient enfin. Un mois sans cris, sans hurlements, sans colère, sans Lévi. Il avait 12 ans, il savait désormais tenir ses promesses, et bientôt, il deviendrait le meilleur pêcheur du monde.
Ce matin semblait pourtant si lointain
Ce soir, tout était différent. Il était triste et terrifié. Tout était brisé, sa promesse était brisée.
Ses parents avaient loué un cabanon au bord d’un lac pour l’été. À son arrivée, Élie avait reçu une canne à pêche et tout de suite, il avait adoré. C’était l’activité parfaite pour tenir sa promesse. Pour garder Lévi, sa créature de colère, enfoui. Chaque poisson tiré de l'eau semblait le renvoyer paradoxalement dans ses profondeurs. S’il attrapait la plus grosse prise, Lévi serait définitivement repoussé dans ses abysses. Il le croyait fermement. Et il avait trouvé le coin idéal, juste près des herbes hautes, non loin du ponton.
Il avait fait preuve de tant de patience. Alors pourquoi la carpe n’avait-elle pas mordu à son hameçon ? Pourquoi avait-elle choisi celui de sa sœur ? Pourquoi réussissait-elle toujours du premier coup ? Pourquoi n'était-ce jamais lui le roi, le préféré ? Pourquoi n'avait-il pas de couronne de pissenlits ?
Julie, sa petite sœur, avait aussi reçu une canne à pêche à leur arrivée, mais elle s’ennuya vite de cette activité. Elle préférait cueillir des fleurs ou jouer avec les autres enfants. Élie, lui, restait à l'écart. Il savait que Lévi aimait trop bousculer les autres, les blesser. Cela lui avait valu des problèmes à l'école, des larmes de sa mère, des hurlements de son père. Il avait juré de ne plus laisser Lévi revenir. Il avait promis plus de colère, plus de Léviathan, plus de monstre qui détruit tout.
Le soleil s'élevait dans le ciel, mais toujours aucun poisson n’avait mordu. La chaleur le gagnait, la faim aussi. Il se reprochait de ne pas avoir mangé avant de partir. Il était tellement impatient ce matin-là qu’il s’était précipité au lac, à peine habillé. La frustration montait, une légère irritation avec elle. Il sentait Lévi remuer au fond de son ventre. Il devait rentrer, il devait tenir sa promesse. Pas de Lévi. Demain, il attrapait la carpe rouge. Demain.
Sur le chemin du retour, il aperçut Julie au bord du ponton. Elle avait décidé de pêcher, elle aussi. Il esquissa un sourire, soulagé de ne pas être le seul à rentrer bredouille. Elle portait une couronne de fleurs – des pissenlits jaunes, qui lui allaient bien, pensa-t-il. Peut-être que sa mère lui en ferait aussi une pour lui quand il deviendrait le roi des pêcheurs. Soudain, Julie poussa un cri. Sa ligne se tendit sous la force de sa prise, elle avait de la peine à la retenir. Un vieux pêcheur, voyant qu’elle allait tomber à l’eau, la rattrapa et lui prêta main-forte. Une immense ombre rouge apparut à la surface de l'eau.
Élie ne se souvenait plus de grand-chose à part de Julie, couronnée de pissenlits, brandissant une gigantesque carpe rouge, la reine du lac. Elle, encore une fois, toujours elle. La parfaite petite fille. Tout devint rouge, les pissenlits aussi. Il n'avait jamais vu son père pleurer avant ce soir-là. Élie n’avait pas tenu sa promesse. Les larmes coulèrent sur ses joues, ses poings enfin desserrés, une mèche de cheveux et des pissenlits rouge sang tombèrent à ses pieds.
Il n’avait pas réussi à tenir sa promesse.