À peine levée, des petits riens avaient déjà commencé à gâcher sa journée. Même la beauté de l’aube mauve, qui aurait dû l’envelopper de sa douceur, glissa sur Victoria sans la toucher. Ce matin, ce matin qui devait annoncer tant de réjouissances, s’ouvrit sur le spectacle navrant d’un frigo désespérément vide. Victoria avait oublié de faire les courses ces derniers jours, emportée par l’excitation de son projet. Enfin, pas si vide : un pot de moutarde, du beurre, une bouteille de sauce soja sucrée trônaient là. Dans ses placards, un fond de sachet de pâtes. "En voilà un petit-déjeuner de championne", murmura-t-elle avec un sourire maussade. Tout était fermé aujourd’hui. Elle n’avait pas d’autre choix.
Quand l’eau commença à bouillir, elle versa les quelques tortis restants et retourna à son projet, juste le temps de la cuisson. Elle n’avait presque plus rien à faire, juste quelques retouches. Son masque, c’était sa fierté. Hier soir encore, elle s’était couchée avec le sourire, certaine qu’il changerait tout. Cette année, elle en était convaincue : elle ferait partie de la fête. Elle danserait, rirait, rencontrerait les autres. Chaque année, Victoria mettait tant d’espoirs dans cette nuit.
Chaque année, un enchaînement de petits riens la laissait clouée sur son plancher.
Ce matin, lorsqu’elle prit en main son masque, la magie s’effaça. Elle ne vit plus que les défauts : des couleurs grossières, un manque cruel de détails. Tout semblait bancal, inabouti. Des heures de travail l’attendaient pour réparer ce qu’elle qualifia déjà de désastre. Mais par où commencer ? Quoi faire, et si, ou plutôt, mais non, ça n’ira pas, à moins que…Chaque option, chaque idée, lui semblait imparfaite. Victoria analysait tout, encore et encore. Elle testait mentalement toutes les possibilités avant de peut-être passer à l’action. Et lorsqu’elle confrontait ses conjectures et hypothèses à la réalité, les résultats étaient souvent loin des ses attentes.
Les minutes défilèrent. La cuisson de ses pâtes fut oubliée. Lorsqu’enfin Victoria entendit la sonnerie, qui sifflait de toutes ses forces depuis de longues minutes, il était trop tard. Elle n’avait plus qu’une bouillie collante à avaler. "De quoi vous remonter le moral", pensa-t-elle avec une ironie grinçante. En elle, une colère sourde commençait à monter. Douce et insidieuse, elle s’immisça dans chaque recoin de sa journée.
Les petits riens continuaient leur œuvre. Sa chaudière s’éteignit en pleine douche, la laissant grelotter sous un filet d’eau glacée. Elle se cogna le petit doigt de pied contre un meuble – “fichu orteil inutile, à quoi sert-il, au juste ? On devrait l’amputer !" grinça-t-elle en retenant un cri de douleur. Son thé oublié et refroidi, ses outils introuvables alors qu’ils étaient sous son nez. Et cette cacophonie venue des rues, annonçant déjà la fête, lui rappelant qu’elle manquait de temps.
Puis il y eut l’imprimante.
Cette machine capricieuse, qui osa ruiner son impression avec de larges traînées noires en plein milieu de la page. "Non, mais non ! Pourquoi ?!" hurla Victoria. Elle cogna la machine, frustrée, avant de fondre en larmes. Entre deux sanglots, elle s’excusa auprès de l’imprimante, la suppliant de bien vouloir accomplir sa tâche. Sa seule tâche… qu’elle était désormais incapable de réaliser correctement.
Trop, c’était trop. Sa colère avait remporté la partie. Victoria n’y arriverait pas. Le masque, ce masque qu’elle avait rêvé parfait, finit à la poubelle. Elle s’effondra dans son canapé, le visage enfoui dans ses mains. Pourquoi ? Pourquoi tout devait-il toujours tourner ainsi ? Cette année encore, elle ne rejoindrait pas les festivités. Dans les rues, les rires résonnaient. La nuit tombait, et la fête battait son plein. Mais pas pour Victoria. Pas sans masque. Jamais elle n’en porterait un acheté à la sauvette, ces modèles préfabriqués qu’on fourgue aux touristes et aux villageois fainéants. Non, elle ne se l’autoriserait pas. Elle ne la méritait pas cette permission.
Elle ne méritait rien.
Loin des rires et des tambours, figée sur son canapé, Victoria était dévorée par les nœuds que tout ses petits riens avaient entrelacés autour de son cœur.