Une pomme par jour éloigne le médecin

Poisoned apple


Mathilde s’enfonça dans son canapé, espérant être avalée par le silence, de s’y dissoudre presque. Elle savait pourtant que ce répit serait bref. La bouilloire émit un léger sifflement, hésitant, comme un appel discret ; mais, voyant que personne ne venait la délivrer du feu, elle se mit à hurler, prête à exploser. Avec un soupir résigné, Mathilde se leva. Après tout, c’était elle qui avait condamné la bouilloire à cette chaleur insoutenable ; elle pouvait bien la sauver maintenant. Une tasse de thé lui ferait du bien.

Elle versa l’eau brûlante. La bouilloire, soulagée, ne laissa échapper qu’un faible souffle, comme le dernier soupir d’une condamnée, sachant que ce supplice recommencerait bientôt. Mathilde enroula ses mains autour de la tasse, savourant la chaleur qui montait doucement jusqu’à ses paumes. Juste pour quelques secondes, comme un défi : capturer un peu de cette chaleur sans se brûler. Bientôt, elle devrait attendre que le thé refroidisse pour à nouveau enlacer la tasse et goûter son thé.

Elle retourna au canapé, la tasse à la main, avançant avec précaution pour ne rien renverser. Elle la déposa sur la table basse, près de la pomme sortie plus tôt du frigo. L’appartement baignait dans un calme enfin retrouvé. Un calme relatif, certes car dans nos villes, le silence n’est jamais complet. En tendant l’oreille, Mathilde percevait le tic-tac de son horloge, les échos amortis de la circulation derrière son double vitrage. Un silence imparfait, mais un silence tout de même. Elle savait qu’il ne durerait pas. Peut-être une heure, au mieux. Une heure de paix.

Elle se demandait comment sa vie avait pu changer aussi vite, aussi bruyamment. Son regard se posa sur le bouquet de marguerites, déjà fanées, sur le buffet, entre les photos et les bibelots rapportés de voyages. Ces fleurs… Tout avait basculé à cause de ces fleurs. Elles avaient été un symbole d’amour, et aujourd’hui, Mathilde trouvait presque du réconfort à les voir se faner. Un instant, une envie violente de les jeter la traversa. Elle mordit dans sa pomme, comme pour étouffer cette pulsion. Non, elle ne pouvait pas jeter le bouquet. Il le prendrait mal, une dispute encore…
 
Des bruits de pas résonnèrent soudain dans le couloir. Déjà ? Ne pouvait-elle pas profiter d’un peu plus de temps ? Mais les pas s’éloignèrent, montant dans les étages supérieurs. Mathilde fut soulagée… et étrangement déçue. C’est ainsi, pensa-t-elle, lorsqu’on commence à haïr ce que l’on a aimé : les sentiments se mêlent, se confondent, amertume et nostalgie. Comme un thé, laissé trop longtemps à infuser, devenu amer. Elle termina sa pomme, puis but une gorgée de son thé, désormais tiède et un peu trop infusé.

Le silence était toujours là, mais il commençait à l’étouffer. Que faisait-il, bon sang ? Il lui avait promis de ne pas tarder. Une heure, pas plus, c’est ce qu’il avait dit. Mathilde se leva encore, un peu plus péniblement cette fois. L’idée de descendre jusqu’au pied de l’immeuble la traversa, comme si cela pouvait le faire rentrer plus vite.
Elle ouvrit la porte, et se retrouva nez à nez avec une jeune femme chargée de courses, des clés à la main, comme prête à entrer chez elle.  
— Madame Marguerite, que faites-vous ? Vous vouliez sortir ? Je range les courses et, si vous voulez, nous pourrons aller faire une petite promenade.  
— Une promenade ? Non, j’attends mon mari… Je ne vous connais pas. N’entrez pas chez moi, mon mari va arriver d’une minute à l’autre. Je vous interdis de rentrer.  
— Madame Marguerite, c’est moi, Sophie, votre aide à domicile.  
— Sophie ? Je…

Mathilde hésitait, perdue. Ses lèvres tremblèrent. Tout ce qu’elle voulait, c’était le silence, une pomme, et un thé. Pourquoi était-elle là, sur le seuil ? Et pourquoi cette femme se tenait-elle devant elle, dans son propre foyer ? Et ce bouquet de marguerites qui était en train de faner…  
— Madame Marguerite, tout va bien ? Un petit trou de mémoire ?  
— Oui, sans doute… Pouvez-vous me préparer un thé, Sophie, et m’apporter une pomme ?  
— Pas de promenade ?  
— Non, pas de promenade… juste du silence.

Sophie sourit. Finalement, cette vieille dame n’était pas si terrible, malgré les rumeurs. Juste un peu perdue, par moments. Mais à 90 ans, il était normal de ne plus avoir toute sa tête. Tous les jours, Madame Marguerite demandait la même chose : une pomme, un thé, et le silence. Quant à son mari… Sophie ne se sentait pas le cœur de lui rappeler qu’il était mort depuis longtemps. Une pomme empoisonnée, suicide ou… personne ne savait vraiment. Personne sauf Madame Marguerite. Enfin… plus maintenant.